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Hervé Lanouzière, Directeur de l’Intefp : « Le télétravail repose la question du travail, de l’activité concrète de travail et de son management »

Social - Fonction rh et grh, Santé, sécurité et temps de travail
20/03/2020
Depuis que le pays est en confinement, le télétravail, lorsqu’il est possible, est de rigueur. Comment doit-il se mettre en place ? Retour sur les bonnes pratiques et les réflexions à mener au niveau des entreprises, avec Hervé Lanouzière, directeur de l’Institut National du Travail de l'Emploi et de la Formation Professionnelle (Intefp) et ancien directeur de l’Anact.

Semaine sociale Lamy : Le télétravail est une des réponses du gouvernement à la situation. Est-ce adapté ?

Hervé Lanouzière : La période que nous traversons est la démonstration éclatante de ce que le cadre de nos relations sociales a été bâti et vit encore largement sur un modèle qui est de plus en plus percuté par des évolutions sociétales dont l’actualité immédiate révèle qu’il est, sur certains points, éloigné du quotidien réel ou qu’il peut, en tout cas, être réinterrogé. Ce cadre repose sur le triptyque d’un « collectif de travail » travaillant « dans un même lieu », durant « le même horaire ». Il reste vrai pour de nombreuses personnes mais il existe évidemment de nombreuses exceptions et de longue date à ce modèle. La pandémie du Covid-19, avec le passage massif, simultané et précipité au télétravail de milliers de salariés, est un accélérateur puissant des modifications à l’œuvre et des « possibles » qu’ouvre sa généralisation. Autrement dit, le télétravail, indépendamment des réponses qu’il apporte à des tendances de fond, s’avère très probablement adapté aux circonstances ; mais ce sont les organisations et même les infrastructures techniques, notamment informatiques, qui sont peut-être encore insuffisamment adaptées.

SSL : A-t-on déjà repéré des effets ?

H. L. : Il est évidemment encore tôt pour tirer tous les enseignements de ce qui est en train de se produire mais on perçoit au moins deux effets immédiats : D’une part, par analogie avec les principes généraux de prévention, le « changement de circonstances » auquel nous sommes confrontés appelle des réponses tout à la fois « techniques, organisationnelles, individuelles » adaptées et appropriées. De ce point de vue, le télétravail, permet de faire face à un changement de circonstances et constitue en soi un changement de circonstances. Il n’est pas anodin et met à jour des zones de friction entre, d’un côté, nos représentations habituelles des modalités et pratiques usuelles du travail (avec les catégories juridiques classiques qui les bordent), de l’autre côté, les réalités contemporaines du travail. Le télétravail, on le sait, remet en question la pertinence d’un certain nombre de frontières, la plus importante d’entre elles étant bien sûr la séparation étanche entre travail et non travail. Illustration anecdotique, un de mes collaborateurs a sérieusement chuté dans ses escaliers hier pour assister à une conférence téléphonique à domicile, liée à une activité essentielle télétravaillable. Sa première réaction était de ne pas considérer cet évènement comme un accident du travail ! Or, c’en est bien un. Ce sont donc nos dispositifs et acceptions qui doivent être adaptés, pas forcément nos principes et acquis fort heureusement ! D’autre part, cette remise en question de nos dispositifs, même si elle appelle des adaptations, est aussi une formidable opportunité de réhabiliter des fondamentaux du travail et de son organisation, souvent délaissés ces dernières années. Ainsi, outre le changement évident que constitue le fait de travailler depuis chez soi, le télétravail montre qu’il ne marche que s’il est pensé, organisé, délimité, animé… le télétravail repose fatalement la question du travail, de l’activité concrète de travail et de son management : que dois-je faire ? comment le faire ? Derrière la déstabilisation première qu’il provoque, se profile en réalité la nécessité salutaire et pratique d’une redéfinition de fondamentaux tels que l’existence de fiches de poste claires, de tâches identifiées, d’objectifs de travail objectivables, de règles de coordination, de coopération, de collégialité, de mise en commun et de transparence des travaux, de marges de manœuvre, de formalisation des décisions, de respect des temps de rendez-vous et des créneaux horaires, bref de règles et pratiques de management claires. Autant de facteurs dont on sait qu’ils peuvent participer des risques psychosociaux lorsqu’ils ne sont pas ou plus pris en compte.

SSL : Quelles sont ces fameuses catégories classiques bousculées ?

H. L. : Ce sont toutes les frontières binaires sur lesquelles nous nous appuyons depuis des décennies et qui emportent des conséquences juridiques fortes : – soit je suis à la maison, soit je suis au travail ; – soit je suis en suspension de contrat, soit je suis en exécution du contrat ; – soit je suis en arrêt, soit je suis en poste ; – soit je pointe soit je dépointe ; – soit je suis en formation, soit je suis en situation de travail, etc. Or, au moment où l’on se parle, certaines personnes doivent rester en contact avec leur entreprise, garder leurs enfants, se connecter avant 8 heures mais aider leurs enfants à faire leurs devoirs, organiser leurs déplacements, etc. Comment décompte-t-on ce temps de travail ? Et qu’est-ce que ce décompte dit de la charge réelle de travail ? Comment distinguer les contraintes des opportunités ? Comment les compenser, les rémunérer ? Ce brouillage des frontières traduit de réelles évolutions sociétales. On sait aujourd’hui que l’on peut se former en situation de travail, que l’on peut être convalescent au travail, et que tout cela n’est ni binaire ni linéaire. La période actuelle sert juste d’accélérateur et le télétravail de révélateur. Il ne faut pas en avoir peur ni abdiquer pour autant nos catégories car elles sont toujours robustes et structurantes. Il faut en revanche se doter de règles procédurales en entreprise – et beaucoup passent par le dialogue avec les instances – qui permettent de s’assurer que ces novations peuvent être prises en charge de manière satisfaisante et que des espaces de régulation permettent de garder la maîtrise de ce qui se passe et d’éviter les dérives (justice organisationnelle, préservation de la santé).

SSL : Qu’est-ce que ces derniers jours ont déjà mis en évidence ?

H. L. : Ce passage massif et précipité au télétravail provoque beaucoup questionnements et de perturbations chez beaucoup de travailleurs, ce qui montre que, même s’il se développe beaucoup depuis ces dernières années, le télétravail est resté jusqu’ici réservé à des catégories de salariés restreintes, pour ne pas dire privilégiées : des cadres dotés d’une forte autonomie de travail, des habitudes de nomadisme, des tâches immatérielles et des fonctions qui se prêtent au travail à distance… On le savait déjà car si les ordonnances de 2017 ont considérablement facilité ses conditions de recours, c’est bien parce que les accords et dispositifs existants étaient en réalité très verrouillés et manifestaient presque une défiance à l’égard de ce que beaucoup ont assimilé implicitement à une boîte de Pandore. Premier enseignement donc, il y a pour tous ceux qui n’étaient pas préparés, une véritable éducation et un accompagnement à assurer au télétravail. Les salariés éprouvent en direct la porosité inédite d’une situation où, tout à la fois, ils travaillent avec leurs proches à proximité, ils ne disposent pas de leur environnement de travail habituel ni d’un accès au réseau efficace, ne sont ni tout à fait au travail ni tout à fait dispensés de travail, où les frontières entre arrêt maladie, autorisation d’absence, temps partiel, télétravail, congé, repos, récupération deviennent poreuses... Beaucoup éprouvent une forme de culpabilité qui montre à quel point, au passage, le rapport au travail est puissant dans ce pays. Il est donc essentiel que les organes de direction rassurent les salariés durant cette phase de quasi-désœuvrement, fassent remonter et écoutent les questions très concrètes qu’ils se posent et communiquent au collectif, l’informent de ce qui se passe, leur disent ce qu’ils peuvent faire, comment le faire et l’outillent progressivement pour qu’il s’autonomise. Le travail de management, c’est-à-dire d’organisation du travail est plus que jamais de rigueur ! Les zones grises sont insécurisantes et l’insécurité est facteur de malaise. Le management et le dialogue social dans l’entreprise doivent aider à construire de nouvelles combinatoires et à ne pas contraindre les salariés livrés à eux-mêmes et improviser, au prix d’une dégradation de leurs conditions de travail. Ceci étant, on constate que de très nombreuses innovations se mettent spontanément en place, notamment pour contourner la saturation des réseaux. Et l’on découvre que, via des groupes whatsapp, des dispositifs de visio facilement accessibles, etc. Le télétravail n’est pas du tout incompatible avec le travail collaboratif et oblige même à un retour au partage des informations. L’autre enseignement est que même des fonctions d’accueil peuvent en partie être prises en charge à distance. Bref, le modèle peut s’inverser très vite et passer d’une logique actuelle où l’on liste les activités qui sont télétravaillables dans l’entreprise à une logique où seules celles qui ne le sont pas sont identifiées. L’usage des données est lui aussi bousculé. Alors que les salariés sont de plus en plus soucieux du respect de leur vie privée, de nombreux transferts d’appel sont spontanément réalisés sur des lignes privées, tandis que des listes de téléphones personnels circulent pour pouvoir se joindre rapidement en cas d’urgence et notamment de cas de contamination avérée. Enfin, les notions d’urgence et d’activité essentielle sont remises en question. Par la force des choses, on s’aperçoit que de nombreuses tâches réalisées au quotidien dans l’urgence peuvent être mises de côté et qu’il ne se passe rien de grave si elles ne sont pas faites. Inversement, le temps ainsi libéré permet de faire de l’archivage, des mises à jour, de la lecture de notes, du dépilage de documentation en souffrance, s’autoformer... Il permet surtout de s’attaquer, en télétravail, à des sujets de fond, de réflexion, d’élaboration, de stratégie, bref de sortir du mode automatique pour reprendre prise sur son activité.

SSL : Quid pour le futur ?

H. L. : On envisageait le télétravail comme incompatible avec certaines fonctions ; or, de même que la robotisation ne touche pas des métiers dans leur entièreté mais des tâches et des activités au sein de ces métiers, on va découvrir que de très nombreuses activités sont télétravaillables moyennant des réaménagements organisationnels et/ou techniques. On peut donc supposer qu’une forme d’appétence pour le télétravail nouvelle va entraîner de fortes demandes après la crise. Comme toujours en pareille hypothèse, il faudra veiller à ce que l’engouement ne conduise pas à un excès inverse et notamment à un transfert excessif de responsabilité de l’organisation sur des individus isolés. D’où l’importance d’espaces de régulation pour en traiter dans l’entreprise. Il n’y a pas de bonne ou mauvaise organisation en soi mais que des organisations non régulées. C’est aux organisations d’accueillir le télétravail. Les efforts que font en ce moment les personnes pour pouvoir continuer à travailler à distance, qui s’apparentent presque à une frénésie de travail si l’on en juge par la saturation des réseaux, doivent être canalisés, non pas pour le verrouiller mais pour adapter le modèle social à cette nouvelle donne. Enfin, au lieu d’être vécus comme des contraintes car imposés par l’introduction de solutions informatiques et gestionnaires standard, de nombreux outils vont enfin pouvoir apparaître pour ce qu’ils devraient être : un soutien à l’activité de travail, au service de l’homme au travail (en l’occurrence au télétravail) pour le rendre plus efficace et améliorer ses conditions de travail : la dématérialisation, les systèmes de gestion documentaire, les outils collaboratifs, etc.

Propos recueillis par Françoise Champeaux

Source : Actualités du droit